« Première découverte »
Trois janvier 1940
Les orbes couleur jade se posèrent sur le bureau de chêne qui lui fai-
sait face. Il était inoccupé, mais dans un sacré désordre : une grande pile de papiers qui devait faire plus de deux fois sa taille menaçait de s'effondrer à tout instant tandis qu'une multitude de dossiers étaient éparpillés ça et là. Liese hésita un instant sur la marche à suivre avant de s'avancer vers la table, comme hypnotisée par ce qu'elle allait découvrir.
Si l'enfant s'attendait à tomber sur les drôles de fioles avec lesquelles jouait son père la veille, elle fut déçue. Il n'y avait là que des listes : de noms qu'elle n'avait encore jamais vus auparavant, et de choses compliquées qu'une fillette de son âge ne pouvait comprendre. Brusquement, son regard olive fut attiré par un dossier rouge et pour cause, il s'agissait du seul à avoir été refermé. Ses petits doigts s'emparèrent de la couverture - et très vite la chose fut entre ses mains.
Sur les feuilles se trouvaient une multitude de symboles et de lettres qui lui étaient inconnus. Les idéogrammes étaient accompagnés de dessins, barbouillés de notes, de ratures, de correcteur. Et enfin, il y avait les photos. Celles d'un petit garçon dont l'âge ne devait guère excéder le sien..
«
Liese ! Je t'ai déjà dit que tu n'avais rien à faire ici. Et je t'interdis de toucher à mes affaires ! »
La fillette n'eut pas le temps de reposer l'étrange album que son père le lui arracha des mains, l'air plus fâché que jamais. Il avait cette fois-ci quitté sa blouse blanche, bien que les cernes noires entourant ses yeux rouges et sa barbe de trois jours ne le trahissent. Papa était un homme de sciences - un scientifique de renom comme le disaient les grandes personnes. Liese, elle, n'était encore qu'une enfant. Sage, gentille.
Obéissante. Et c'est pourquoi lorsque son père lui ordonna d'oublier tout ce qu'elle avait vu - ou plutôt, avait cru voir ; elle s’exécuta sans un mot. Les images horribles de ce petit garçon martyrisé ne la dérangèrent plus jamais.
Que la vie est facile, lorsque l'on a bientôt huit ans..
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Il y avait quelque chose d'étrange dans la manière dont les portes de la salle d'examen s'ouvraient sans jamais relâcher les personnes qui en franchissaient le seuil. On n'y envoyait que des enfants - des êtres chétifs qui ne posaient aucune question lorsque les 'médecins' leur intimaient de les suivre en ne faisant aucun bruit.
Il était l'un des leurs. Habillé d'une blouse trop blanche pour appartenir à un pédiatre, et trop élimée pour n'avoir servie qu'une fois, l'homme se tenait à côté du registre, prêt à annoncer les noms qui défileraient tout au long de la journée. Il échangea un dernier mot avec l'infirmière de service, lui donnant pour directive de faire rentrer les gamins par paquets de six en s'assurant bien, cette fois, que la porte ne laissait échapper aucun son. Ce n'était pas la consigne habituelle - les mômes entraient le plus souvent à deux dans la pièce : ils étaient ainsi en confiance et au cas échéant, les rebellions demeuraient faciles à étouffer.
Mais les choses changeaient. Si
là-bas, on préférait - paraissait-il, les adultes aux mioches larmoyants qui leur claquaient le plus souvent au doigt, ils avaient reçu pour ordre d'en fournir au plus grand nombre possible.
«
Monsieur.. »
Il leva la tête et remarqua que les premiers de la liste étaient déjà arrivés. Quatre bruns, un châtain et un roux. Assez petits et âgés d'environ douze ans : il y en avait deux qui étaient franchement maigrichons, un d'une corpulence imposante et les autres plus ou moins normaux. Tous, malgré un regard de défi lancé par celui qui semblait être la tête de meute, inspectaient la salle d'examen avec appréhension, frémissant devant l'étalage d'instruments chirurgicals et se regardant entre eux en chiens de faïence.
Les tests pratiqués n'étaient devenus que pure mise en scène: quelque soit les résultats, ils y partiraient tous jusqu'au dernier. C'était ainsi qu'allaient devenir les choses: les enfants en premier, puis leurs frères et soeurs, et enfin les parents. Il ne fallait également se faire aucune illusion quant à leurs sorts : il avait eu le privilège d'y accéder une fois, lui, et comble de malchance il s'était retrouvé face au mioche qu'il avait sélectionné quatre jours auparavant.
Ce n'était plus le même. L'éclat de ses grands chocolat étaient devenus ternes et son visage s'était creusé d'une manière anormale en ce court laps de temps : le sommet de son crâne semblait être fait d'une paroi si fine que l'on distinguait ses tempes. La vision de ce corps rachitique n'avait duré qu'un court instant - le personnel s'était empressé de clore la porte en lui assurant qu'il ne s'agissait là que d'un effet secondaire, mais pourtant l'aide-soignant savait qu'elle ne le quitterait jamais plus.
Il n'avait jamais parlé de cela à quiconque - on le lui aurait fait payer, et à sa plus grande surprise, il fut même nommé superviseur de la
pré-sélection.
Si l'homme voulait survivre il n'avait qu'une chose à faire : feindre de ne pouvoir répondre aux questions de ses subalternes, ne pas chercher à remettre en question les ordres donnés - et surtout, ne jamais s'attacher plus-que-de-raison à une de ces gosses.
«
Retenez les numéros que je vais vous donner : car c'est à cela que vous répondrez dès-à-présent. Ulrich Vikken - numéro neuf cents cinquante-deux.Maxence Berger - neuf cents cinquante-trois. Evelyn Crawford - neuf cents cinquante-quatre. »
Les chiffres défilèrent ainsi pendant près d'une minute et un simple regard lui apprit que la moitié serait bien incapable de les restituer correctement.
Tant pis.Ils auront bien le temps de les leur apprendre, là-bas. Il avait d'ailleurs ouïe-dire qu'ils avaient trouvé un nouveau vaccin, un truc constitué de composants dont les noms lui échappaient totalement.
Tant mieux.Peu importe ce qu'ils cherchaient à faire.
Ca signifiait que les aller-simples dans le centre allaient
bien finir par s'arrêter, hein ?